vendredi 23 septembre 2011

L'intégration réussie

On dit souvent que pour bien s'intégrer dans un pays étranger, il faut fournir des efforts considérables : apprendre la langue, construire une vie sociale épanouie, trouver un travail stable, se marier, avoir des enfants etc... Que chaque nouvel arrivant sur le territoire est censé s'intégrer pleinement dans la société afin de vivre heureux loin de sa Patrie. Tout ceci est vrai et je le sais sur mon propre exemple que plus tu t'adaptes à la nouvelle mentalité, plus tu en tire d'avantages. Mais l'intégration, se passe-t-elle de la même manière pour tout le monde? Et pourquoi certains ont plus de mal à s'adapter que d'autres?

J'ai commencé à apprendre le français à l'école, quand j'avais 10 ans. C'était ma deuxième langue étrangère après l'anglais (dès 7 ans) et avant le latin (2 dernières années du lycée) dans cette école spécialisée en langues étrangères que j'avais intégrée après avoir passé un concours assez difficile (réciter un poème en anglais à 7 ans, sans comprendre un mot, bonjour!). Quand est venu le moment d'aller à la fac, j'ai choisi d'abord l'anglais comme spécialisation, très fortement demandée parmi les bacheliers, mais les circonstances spécifiques d'accès à l'enseignement supérieur à l'époque m'ont poussé vers le français, moins en vogue. J'avais donc plus de chances d'entrer à l'université sans payer. En Russie, l'enseignement supérieur n'est pas donné à tout le monde, soit tu est extrêmement brillant, soit extrêmement riche. On voit bien où ça mène aujourd'hui : les intellos s'échappent vers les pays étrangers, et les riches deviennent de plus en plus riche sans apporter grand chose au pays. Mais ceci est un autre débat.

Ainsi, en intégrant la fac de français dans ma ville natale par mes capacités intellectuelles, j'ai choisi le métier de prof sans trop y réfléchir. Ce n'est pas que je rêvais d'enseigner des langues aux enfants, même si l'idée me traversait l'esprit, mais je tenais surtout à avoir une bonne éducation, apprendre davantage de la vie, faire des rencontres et peut être plus tard, un jour, dans l'avenir lointain, avoir un métier. Je vivais beaucoup dans le présent, comme beaucoup de jeunes de mon âge, bercée par les rêves des uns, guidée par les conseils des autres. Avant de faire ce choix de carrière, j'avais suivi les cours de math et de russe dans les classes préparatoires pour intégrer une école prestigieuse de management, mais quelque chose me disait que mon avenir est loin des chiffres. Mon amour pour les langues a été plus fort, j'étais dès l'enfance attirée par d'autres cultures, d'autres modes de vie, d'autres réalités et cela en grande partie grâce à mes parents. Comme si les langues étrangères nous ouvraient une porte vers un autre monde, un monde meilleur. 

Autant que je me souviens, mes parents n'ont jamais aimé l'URSS. Même s'ils se rappellent leur jeunesse avec tendresse et humour, compassion et révolte, les années 80, marquées par un bouleversement social inédit, ont été dures à vivre. Le manque de nourriture, les salaires médiocres, le déficit culturel imposé par le rideau de fer ont fait en sorte que mes parents se sont toujours battus pour que nous, les enfants, ont une vie meilleure. Le rejet total du régime politique de l'époque et un certain pessimiste quand à l'avenir du pays ont largement contribué à ce que mes parents se tournent davantage vers d'autres horizons, d'autres cultures. A la maison, mon père nous faisait écouter des Beatles, Queen, Pink Floyd, tous les groupes interdits par le régime, les CD ayant été achetés au marché noir pour la moitié du salaire. Ma mère ne jurait que par les vêtements de marque, importés de Hongrie ou d'autres pays voisins, jugés de meilleures qualité, même s'il fallait attendre une journée entière dans le magasin pour pouvoir enfin se les procurer. On lisait Shakespeare, Dickens, Remarque, on s'imaginait ailleurs que dans ce pays ravagé par la corruption, la criminalité, la désolation économique et sociale. Et dès les années 90, quand le niveau de vie a subitement augmenté, de nombreux voyages ont rythmé mon cycle scolaire. Pendant que mes camarades de classe passaient leurs vacances chez mamy et papy où à défaut dans les colonies de vacances, je sillonnait l'Europe de long en large. Ainsi, avant l'âge de 15 ans, j'ai déjà visité la Chapelle Sixite, la Tour Eiffel, Sagrada Familia, l'Exposition Universelle à Lisbonne, et même Dubaï, avant que la folie des grandeurs ne s'en empare. Ado, je dansais toute seule à la fête organisée dans un hôtel au Portugal, je demandais l'addition en français dans un café parisien, je guidais ma famille un plan à la main dans les ruelles à Helsinki, mais j'étais incapable d'acheter du pain dans l'épicerie du coin dans mon quartier. Terrorisée, j'avais peur de tout et de tout le monde dans ce pays où le journal télévisé ressemblait à une chronique des faits divers des plus morbides. Dès mes premiers pas dans la vie, j'ai été bercée par les opinions et les convictions de mes parents : "l'URSS c'est de la merde, il faut se tirer d'ici, il n'y a rien à faire dans ce pays perdu". Et après chaque voyage les extases fusaient à tout bout de champ : "Regarde comme les rue de Paris sont propres, comme les maisons en Espagne sont jolies, eux, ils n'ont pas besoin d'installer un système d'alarme sur leur porte d'entrée, eux, ils n'ont pas besoin d'appeler le commissariat pour vérifier l'identité du policier qui frappe à ta porte". Le ciel est toujours plus bleu ailleurs, et l'herbe est certainement plus verte. On vivait d'un voyage à l'autre comme entre parenthèses. Tous les sous partaient soit pour un mois dans une école à Hastings pour apprendre l'anglais, soit pour des vacances en Turquie pour voir la mer. Aujourd'hui, j'ai l'impression que mes parents (et pourtant mon père ne partait que très rarement avec nous faute de moyens) comme retenaient le souffle après avoir descendu de l'avion en Russie et ne recommençaient à respirer qu'une fois l'avion décollé dans un autre pays. On se serrait la ceinture pendant un an et une fois arrivés sur place, on achetait des vêtements, des produits ménagers, même des meubles au tout début, des jouets, on allait au restaurant, on sortait de nuit, on n'avait pas peur, on vivait! Cela peut paraître absurde, mais ce que la plupart des gens vivent aujourd'hui au quotidien dans notre société de consommation, c'était notre rêve de vacances. Partir dans un monde civilisé, combler son manque de culture et de soleil, loin des péripéties du régime en chute libre.

Mes parents sont des gens merveilleux! Ils m'ont permis de découvrir d'autres cultures et ont ainsi largement contribué à mon ouverture d'esprit et à ma capacité d'adaptation. Mais ils m'ont également éloignée, inconsciemment, de mon pays en pleine mutation sociale et économique. Face à l'énorme effondrement des valeurs qu'a connu notre pays, face à la pauvreté omniprésente, avec le désespoir pour l'avenir et la rage pour le passé, ils ne voulaient que du meilleur pour leurs enfants, et ce meilleur pour eux se trouvait ailleurs. Non, ils m'ont jamais poussé à faire mes études en France, c'est moi qui ai choisi de partir, mais peu à peu, tous ces voyages, ces stages, cette ambiance "pro-ailleurs" et "anti-ici" ont fait en sorte qu'un jour j'ai décidé que ma place n'était plus en Russie. 

Je n'ai pas quitté mon pays brusquement, sur un coup de tête. J'ai mis un an pour préparer les papiers pour entrer à l'université. J'avais déjà des amis sur place et je parlais couramment le français. Trois ans de la fac en Russie ont été très utiles : sans parler de la langue elle même, on nous avait appris des tonnes sur la culture française, de Mai 68 (avec l'émission de Michel Drucker!) aux chansons d'Edith Piaf passant par les films de François Truffaut. En somme, j'étais déjà préparée à vivre en France sans même y aller, il a suffit d'une amourette pour que toute cette aventure se mette en marche pour changer ma vie à jamais.

Aujourd'hui, on me demande souvent si mon pays me manque. Sincèrement, je ne sais pas. Si par pays on entend les modes de vie, les valeurs, les mœurs, alors, non, ça ne me manque pas. Mes parents, mes grands-parents, mes proches, mes amis, oui. Pour moi mon pays, c'est avant tout mon enfance, mes souvenirs, mes racines, et ça restera toujours dans mon cœur quoi qu'il arrive. Je ne serai jamais une Française à 100%, comme je ne suis plus Russe à 100%. Parfois il me semble que je n'ai jamais été complètement Russe, il manquait une petite partie de quelque chose pour me rendre entière, épanouie, comblée. Parfois les gens me renvoient à mes racines par petites phrases comme "votre accent est très charmant", "et "vous venez d'où en Russie" ou encore "vous y allez souvent dans votre pays?". En l'espace d'une seconde, cette question sonne comme "vous allez souvent en Espagne", et d'un coup je me dis, mais pourquoi il me demande ça? et tout de suite après, je me rattrape en me disant qu'effectivement, c'est mon pays d'origine, j'ai failli oublier. C'est idiot, mais je me sens tellement intégrée que je me permets de critiquer la politique d'immigration actuelle sans me rendre compte que cela me concerne. Ça fait d'ailleurs souvent sourire mes amis quand je me prends pour une Française.

Il est marrant de comparer les degrés d'intégration de certaines personnes, surtout si elles sont issus des milieux différents. A la question de mon collègue si pour mes prochaines vacances je vais en Russie, je réponds avec indignation que je suis déjà allée cette année, une fois est amplement suffisante. Mon collègue est d'origine maghrébine mais né en France, il est très attachée à son pays et y va régulièrement. Il est vrai que pour me faire aller en Russie, il faut me supplier, promettre monts et merveilles, au pire me soudoyer et encore, je trouverai mille et une excuses pour reporter le voyage.

Pour moi, l'intégration réussie ne passe pas seulement par les efforts de l'immigré, mais aussi par son état d'esprit avec lequel il est venu dans tel ou tel pays. Dans mon cas, j'ai été comme programmée à vivre ailleurs, en partie par l'histoire de mes parents et celle de mon pays. Je me sens étrangère en Russie, je me suis mal à l'aise, j'ai souvent honte de mon pays. Aujourd'hui, je peux fièrement dire que je suis bien intégrée dans la société française, mais le revers de la médaille est tout autre. Au fil des ans, je perd ma langue maternelle (la preuve, j'écris en français), je m'éloigne de plus en plus de mes proches, je ne suis plus l'actualité du pays, je me réjouis dans ma "meilleure vie" que mes parents ont si furieusement cherché pour nous. Il m'est devenu difficile de garder contacts avec des gens de là-bas et il est de plus en plus difficile de les comprendre. Et parfois, je me sens seule et abandonnée, surtout pendant les fêtes de famille quand j'appelle pour souhaiter un anniversaire et en ces moments, je ressens tout le poids de cette réussite de l'intégration sur mes épaules. Et je réalise que mes parents ont également payé un prix fort pour me voire vivre une autre vie loin d'eux.

Aujourd'hui, ça fait 8 ans que j'ai posé mes pieds sur le sol français et je m'en suis rendu compte en rédigeant ce billet. Le 23 Septembre 2003 j'ai atterri à l'aéroport de Roissy pour ensuite partir joindre une petite ville en Rhône-Alpes et y faire mes études. On m'a dit un jour qu'à la septième année, la nostalgie grandissante risque de perturber le mode de vie établi et devenir une épreuve douloureuse à part entière. Cette nostalgie, je l'attends toujours.

1 commentaire:

  1. Ce texte il sonne vraiment très bizarrement pour moi. J'ai été en Russie 6 mois. Et purée, j'ai compris tout d'un coup pourquoi demander aux immigrés de s'intégrer c'était débile. Je rejetais en bloc tout ce qui était attaché à la culture russe, les habitudes des gens, leur formatage me faisait horreur. Mais quelque part au fond de moi je savais que ce que je vivais en tant que française en russie, des tas de gens le vivaient en tant que étrangers en france.

    J'ai eu une amie Ukrainienne qui était aussi intégrée que toi. Une fille brillante qui parlait plein de langues comme toi, qui était douée avec les chiffres mais qui n'a pas voulu en faire son boulot. Cette fille, j'avais mis deux mois à la côtoyer pour m'apercevoir qu'elle n'était même pas française et qu'elle était sur le territoire depuis moins de deux ans.

    alors je me demande si c'est un truc de slave de pouvoir poser ses bagages ailleurs et être immédiatement absorbé par le décors. Mais d'un autre côté, j'ai vu mon arrière-grand mère croate finir sa vie en sachant qu'elle ne serait jamais française, mais que les 70 ans passés en France lui avaient volé son statut de Yougoslave.

    Ton texte est vraiment très touchant, et il m'a fait un peu voyager en Russie.

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