mardi 13 septembre 2011

Le maître du temps

"Mais t'inquiète pas, ça viendra quand ça viendra", "T'es encore jeune, tu y arriveras sans problème", "Avant un an, t'as pas à te faire de soucis, c'est normal", et enfin "Tu sais, j'ai une copine, elle a mis 2 ans pour avoir un bébé et maintenant elle en a 3 alors, franchement, te prends pas la tête!"... Franchement, je me prends pas la tête, je vais juste exploser sous l'emprise brutale d'une envie de fracasser la tête à la prochaine qui me dira des trucs dans ce genre. Stop! J'ai en plus que assez. Pourquoi personne ne comprend ne serait-ce qu'une once de ce que je peux ressentir? Pourquoi toujours les mêmes phrases peu réconfortantes sur la "normativité" supposée de ma physiologie ? Pourquoi enfin la comparaison immédiate avec d'autres "femelles" de mon espèce qui ont déjà passé par là et ont forcément plus souffert que moi. Comme si la plus grande souffrance des autres rendait ma propre peine plus supportable. Comme si l'exemple des autres accélérerait mon ovulation et augmenterait mes chances à procréer. Et que celle parmi ces mères accomplies qui  ne se reconnaît pas dans mon récit d'une angoissée hystérique me jette la première pierre.


Dans ma tendre enfance on m'avait appris une chose très importante de la vie : si tu veux avoir de bonnes notes à l'école, il faut que tu travailles d'arrachepied pour réussir. Ce qui se traduisait par "si tu veux avoir ce que tu veux, il suffit de bien bosser". Ainsi, dès mon plus jeune âge, ai-je appliqué avec assiduité cette règle d'or afin d'obtenir presque tout ce que je voulais dans la vie. Petit à petit cette vérité absolue s'est répandue à d'autres domaines de ma vie, du diplôme de fin d'études au mariage (si si, l'amour, ça se travaille aussi!). Et aujourd'hui, il est arrivé un moment où pour la première fois de ma vie, cette règle ne marche pas. J'ai beau avoir réduit la consommation d'alcool, avoir fait des tests de températures, avoir enfin fait l'amour à plus tenir debout, je n'ai pas eu de résultats espérés. Alors, qu'est-ce que j'ai fait de mal ou pas fait? Serait-il de ma faute ou de la faute de mon mari? 

Dans notre société où on tend à avoir tout et tout de suite sur un plateau doré, où les moindres désirs sont des ordres et où la consommation des biens et des services s'est propagée à la sphère privée sans trop d'hésitation, il est soudainement frustrant de ne pas réaliser un vœu, surtout si on a fait tout pour qu'il se réalise. Un mariage heureux, un T3 avec balcon, un CDI bien entamé, limite une école maternelle sous les fenêtres - tout ce puzzle n'attend que sa dernière pièce pour se mettre en place. Et cette dernière pièce, elle se fait méchamment désirer, la coquine. Je ne vais pas jusqu'à dire que toute ma vie avant l'année 2011 a été construite autour de la future maternité, loin de là, mais inconsciemment, tout ses efforts, n'ont-ils pas été faits en partie pour fonder plus tard une famille pleine de marmaille? Comme une sorte de programmation qui m'a été implantée à la naissance et cultivée par la suite dans le cadre familial et social. Sauf que le logiciel n'arrête pas de bugger ces temps-ci et les techniciens ne se pressent pas pour réparer la machine. Et spontanément, un léger dérèglement dans le système provoque une avalanche d'angoisse et de stress qui s'abat sur ma tête sans que je parvienne à formuler le pourquoi du comment. Et sans se faire comprendre.

Le siècle dernier nous a offert la plus belle invention humaine qui a fait progresser d'un bond la société actuelle vers l'égalité et l'indépendance : la pilule. Je ne me fatiguerai jamais de vénérer ce comprimé magique qui a permis aux femmes de disposer librement de leurs corps et ne plus être dépendantes de la Dame Nature en ce qui concerne la procréation. On croyait pouvoir tout contrôler, tout maîtriser, jusqu'à la fabrique des bébés. Mais hélas, si on peut toujours stopper les vilains spermatozoïdes quand on est en première année de fac, on n'arrive pas à faire bouger les gentilles bébettes plus vite 10 ans après. Le côté aléatoire de l'affaire devient pesant sur le fond de la vie bien rangée, maîtrisée, apprivoisée. Certes, la pilule nous a ouvert la voie des plaisirs charnels sans contrainte, mais la nature nous tient encore par le cou quand il s'agit de tomber enceinte vite fait bien fait. Il y a encore des nuits blanches à passer pour les scientifiques si on veut pouvoir se faire féconder l'ovule en claquant les doigts, mais en attendant, comment expliquer à son corps qu'il faut qu'il redémarre la machine après des années sans ovulation?

Patience, patience. Comment peut-on encore avoir de la patience dans ce monde de fous? Tout va trop vite : envie d'une nouvelle télé écran plasma? Vite, un crédit. Une nouvelle série parue récemment aux USA? Op, on télécharge. Un nouveau resto japonais dans le quartier? Allez, on commande sur Internet. Et pour le bébé, sur quel bouton faut-il appuyer pour avoir un bébé? Nous avons tellement implanté la notion de la consommation immédiate dans nos veines, que le moindre obstacle nous paraît comme un Mont-Blanc inapprochable le jour d'une grosse tempête de neige. Et pourtant, il suffit d'attendre que les vents s'adoucissent et la neige se tasse pour commencer l'ascension. Notre société est submergée par la compétitivité acharnée et la course aux résultats, en même temps qu'elle manque cruellement de patience et de sérénité. On planifie, on commande, on exécute, on obtient un résultat, on re-planifie, on re-commande... jusqu'à ne plus ressentir d'émotions vis à vis des étapes parcourus, à être satisfait qu'à l'arrivée à la destination, comme un robot. Il est peut être temps de cesser d'être des machines à consommer, surtout quand il s'agit de l'humain? Ou la variante du temps est à jamais exclue de l'équation?

Parfois, notre époque, ça me dépasse. J'ai envie de m'arrêter un instant, regarder en arrière et embrasser l'ensemble de ma vie d'un œil d'un grand impressionniste : c'est flou de près mais tellement beau de loin. Il est vrai que je ne pourrai rien changer à certains tableaux, mais à fur et à mesure que je m'éloigne, ils me paraissent de plus en plus beaux. Et plus j'ajoute de tableaux, plus la collection est riche et variée. Et peu importe si quelques ratés viennent noircir cet ensemble, ils sont nécessaires pour faire ressortir la vraie beauté de la création, il faut juste prendre le temps de les accepter. Les accepter pour mieux commencer un nouvel œuvre. 

Finalement, dans la vie, tout est question du temps. Et quand on a été longuement endoctriné par la "culture de l'immédiat", des "règles d'or" à la noix et autres idées reçues sur le monde, on a du mal à concevoir une attente comme un élément basique de la vie. On peine à transformer les obstacles en tremplins vers d'autres étapes du parcours. Tout à son temps et chacun à son temps. Analyser le passé pour mieux concevoir l'avenir. Intégrer l'artificiel pour mieux anticiper le naturel. Écouter son corps pour soigner son esprit. Planifier la vie pour mieux apprécier le hasard...

Souvent, je ne prends pas assez de temps pour aller dans mon propre musée et encourager le maître à continuer son travail dans l'impartialité et l'objectivité. Pouvoir se détacher de sa propre programmation n'est pas facile, mais souvent nécessaire pour aller de l'avant. Tout aussi bien que de décoder son malaise est important pour faire abstraction des autres et se concentrer sur sa transformation en tableau d'un grand maître. Car après tout, la première personne qui jouira de cet œuvre n'est autre que le maître lui-même. Et le maître dans ce cas-là, c'est moi. 

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